Mourir aux champs d’honneur

“La vie devrait être belle plutôt que longue.”
Bhimrao Ramji Ambedkar

*

Il fut un temps où, lorsque je fabriquais un billet indien, je citais Gandhi. Comme tout le monde. Ou presque. Jusqu’à ce qu’une lectrice fidèle et alors indianisée me rappelle que le Mahatma n’était pas une si grande âme que ça et qu’il conservait – entre autres – une certaine posture de brahmane un peu condescendante à l’égard des intouchables. Ainsi, dans les habitations des dalits d’aujourd’hui, trône plutôt le portrait d’Ambedkar, le rédacteur de la constitution indienne (pour en savoir plus, vous pouvez bien sûr aller voir sur wikipedia…)

J’aime bien la citation du jour, qui m’a rappelé les mots de Brel : “Ce qui compte, c’est l’intensité d’une vie, pas la durée d’une vie.” Comme j’aime bien les hommes (et femmes) qui ont consacré leur vie (ou une partie) à rendre la vie des autres plus belle.

À méditer dans une période où l’on empêche (notamment mais pas que) les vieux de vivre pour leur “sauver la vie”.

Bref.

Revenons en Inde et à l’image du jour.

Depuis plusieurs semaines déjà, les agriculteurs indiens se mobilisent contre une réforme agraire votée par le parlement en septembre dernier et qui prévoit une large libéralisation des marchés de produits agricoles. Au bénéfice des agriculteurs, prétendent les législateurs. Pour le plus grand profit des géants de l’agro-alimentaire, répondent les paysans, qui craignent de voir encore fondre leurs revenus et s’aggraver leur situation souvent déjà bien précaire.

Pour en savoir plus, vous pouvez lire la presse en ligne qui commence à s’intéresser à ces manifestations alors qu’elles menacent de bloquer la capitale New Delhi (ici, ou là, entre autres)

Pour ma part, cela fait donc plusieurs semaines qu’en regardant les images du monde je croise des photos de révolte aux quatre coins de l’Inde. Certains de mes confrères en ont fait des compilations ici ou là. J’aurais pu y puiser l’inspiration et une série d’images pour illustrer ce billet. Mais, en trouvant hier l’image unique que je vous propose, j’ai été tellement interpellé. Je l’ai gardée. Toute seule.

Je ne parviens pas à compter le nombre de femmes qui y figurent. Mais elles ne sont qu’une infime partie des milliers de veuves “abandonnées” par leurs maris agriculteurs, acculés au suicide par trop de dettes et si peu de perspectives de pouvoir s’en sortir.  Certaines estimations évoquent 300.000 suicides depuis 1990, soit une moyenne de 10.000 par an. La plupart d’entre aux mettant fin à leurs jours avec les moyens à leur disposition : les pesticides qu’ils ne parviennent pas à rembourser…

Sinistre, cynique, dérisoire, pathétique ? Je ne sais pas.

Et je ne sais pas non plus pourquoi je ne parviens pas à comprendre (ni à me faire expliquer par aucun lien sur le web) comment des hommes censés en nourrir d’autres par leur travail ne parviennent plus à vivre eux-mêmes de ce travail.

Et je n’ai pas besoin de chercher pour comprendre que plus de libéralisme ne leur donnera pas plus de liberté et une vie meilleure.

Je ne peux, une fois encore, que regarder le monde. Et saluer celles et ceux qui y résistent et y vivent, tant bien que mal, mais sans baisser les bras.

Comme ces femmes dont la vie se poursuit sans vraiment être belle… Qui lèvent même le poing en signe de révolte, de colère, (de quel espoir ?), dans cette seconde image, complémentaire, que j’ai trouvée à peine par hasard.

Ces femmes indiennes qui m’ont aussi fait penser à une autre citation du même Ambedkar que j’ai croisée en préparant ce billet : “Pour moi, le progrès d’une communauté se mesure à la réussite des femmes de cette communauté.”

(Photos : Anushree Fadnavis)

C’est en cherchant (oui encore) une musique du jour en rapport avec quelque chose que j’ai découvert le générique de la série Mahanayaka Dr. B. R. Ambedkar, dont (n’étant pas abonné aux plateformes de vidéos en ligne) je ne peux pas vous dire si elle est disponible dans notre pays, qui préfère s’américaniser que s’indianiser.