Quand tu liras ces lignes

Quand tu liras ces lignes, le temps aura passé et distillé nos souvenirs. Il ne restera rien qu’une impression ténue. Nos mémoires sont fragiles, volatiles, capricieuses, éphémères. Nous accrochons ça et là des bribes de sensations confuses, des fragments de peu de choses, dont les contours se diluent peu à peu dans le flou. Il ne reste que des facettes éparses, des inconsciences vagues et tenaces, des sentiments indélébiles, ancrés par notre détermination de les retenir, une volonté farouche et évidente de tenir tête à l’oubli : un nom, un regard, un instant, l’écho frêle de murmures, de silences, de cris, de rires qui se répètent, s’amplifient et s’estompent, s’inscrivent, restent en appartenance.

Quand tu liras ces lignes, je répéterai inlassablement cet amour, je te penserai obstinément, de ma tendresse infinie, maladroite, tardive et éternelle. Je parlerai de toi, peut être, à une femme de passage, indifférente ou attentive d’impatience de parler d’autre chose, de saisir l’occasion de t’éclipser pour parler d’elle. Je t’évoquerai dans le manque, la fausse familiarité d’un instant de ressemblance à ce que nous fûmes ensemble, le regret du partage impossible, l’illusion fugace des retrouvailles. J’inventerai des mots qui te retiennent, qui te rappellent, qui te fixent en éternité, qui te sourient de loin, en projet, en nostalgie vague, en fuite en avant, en arrière, dans l’immobilité fausse d’une torpeur triste, chagrine, banale, momentanée.

Quand tu liras ces lignes, je serai quelque part où tu ne seras plus, ou tu ne seras pas, ou tu n’auras pas le temps d’être. L’amour, quel qu’il soit, n’a qu’un temps pour durer : il s’écoule au présent, il se dit maintenant, il s’éveille dans l’heure, s’ébroue dans la minute, virevolte en une seconde. Comme ce serait simple, sans passé ni avenir, déconnecté d’une étendue trop vaste pour être embrassée du regard, trop fluide pour la saisir de nos doigts malhabiles, de nos coeurs maladroits, de nos corps malaisés…

Quand tu liras ces lignes, je ne t’oublierai pas. Égaré au monde des vivants, tenace, fier, debout, dressé face au soleil qui réchauffe ma peau, heureux de la lumière qui éblouit mon regard. Et si je pleure à cet instant, ce sera juste d’éblouissement au sortir de l’ombre, de la fumée d’une cigarette qui me piquera les yeux en brouillard de torpeur sur un paysage trop doux, de l’étonnement brusque d’un alcool trop fort. De l’habitude de t’attendre encore, toujours, derrière la porte close, l’habitude de ne jamais m’être habitué, la révolte apprivoisée, la douleur lancinante, l’incompréhension qui se heurte aux fausses réponses, l’interrogation qui renonce aux pourquoi pour souffrir un peu moins.

Quand tu liras ces lignes, j’aurai encore grandi. Je me ferai sérieux, je resterai joueur, je m’obstinerai sans doute à ne pas renoncer. Je croirai un peu plus, j’en saurai toujours moins, je ne souffrirai plus de toutes mes ignorances, je donnerai à chacun la place qu’il mérite. Je te serai fidèle, ta place restera vide, il y aura toujours une gorgée pour toi, une bouffée en apnée avec les yeux mi-clos, un pas qui se suspend imperceptiblement. Le risque de l’ignorance. Mais moi je le saurai, et je te le dirai.

Quand tu liras ces lignes, je n’aurai rien perdu de l’habitude douce de m’adresser à toi. J’aurai tout essayé, la raison, la colère, la résignation feinte, le faux détachement. J’aurai trouvé peut être le chemin du silence, la voix de la prière qui ne demande rien qu’aimer encore un peu.

Quand tu liras ces lignes, il y aura de la musique, des rires, des silences, des jeux d’enfants, du soleil ou du vent, des mouvements de foule, des gestes uniques, appropriés, offerts, échangés, des regards en mouvance, en quête, en réciproque, des silences, des ennuis, des petites renaissances, le spectacle du monde en démultiplication simultanée, des mots, des cris, des appels qui se croisent, des confidences, des partages… Il y aura toujours ton absence pour t’offrir ta part. Je garderai pour toi, jusqu’à nos retrouvailles, les éclats ramassés au hasard de mes pas, au fil des rencontres, au long des jours trop longs, au cours des nuits trop courtes, dans le feu impérieux qui parfois me consume, dans le serrement glacial de chaque solitude, dans la douleur d’écrire, dans le plaisir des mots, dans le doute qui éclate le temps d’une certitude, dans la lumière qui donne sa saveur à l’ombre, dans l’éclat d’un éclair qui brillera de toi.

Quand tu liras ces lignes, tu pleureras à ton tour, tu me pardonneras de m’avoir abandonné, tu me feras honte de mes petites phrases, tu riras avec moi de mes hésitations, de mes balbutiements, de mes lourds bavardages. Tu dresseras la table, tu rempliras nos verres, tu porteras un toast à nos fausses retrouvailles après cette fausse séparation. Tu me raconteras l’autre face des choses, l’autre côté du temps, l’autre nom de l’amour, l’autre manière de croire, l’autre mode d’espérer, l’autre vie que tu t’es faite, la mauvaise surprise pas drôle de ton inadvertance. Tu m’offriras enfin ce tout dernier sourire, celui qui manquera toujours à la collection que j’en ai fait pour habiter l’absence.

Quand tu liras ces lignes, j’aurai passé ma route, j’aurai fait mon chemin, j’aurai pensé le temps, j’aurai pansé mes plaies, je serai tout entier, (à nouveau pas grand chose) de toute éternité…

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Bruno Dubourg s’est donné la mort le 28 octobre 1984.